Dans ma recherche d’outils pour organiser et gérer mon temps et mes tentatives d'appropriation de toutes ces interfaces, je me rends compte que celles-ci présupposent toutes que ma volonté est d’être plus productive, de gagner du temps et d’atteindre mes objectifs. Mais est-ce que c'est ça que je cherche ? Est-ce que c'est de cette sorte d'outil dont j'ai besoin ?
Après réflexion, j'ai surtout besoin d'un système de suivi pour avoir un aperçu de ce que je suis en train de faire : un outil de visualisation du temps pour ne pas me perdre et d'un outil de réflexion où pouvoir déposer, déplier, tenter d'ordonner mes pensées.
Je suis donc retombée sur le système du bullet journal. Si l'on en croit les nombreux blogs, profils instagrams, chaînes youtube dédiées (l'image que nous en renvoient le web en général), plus qu'un système d'organisation, c'est surtout un outil de développement personnel et de loisir créatif - dont les adeptes s'adonnent à des batailles de maîtrise et d'esthétisation (cf > google, bullet journal). J'avais picoré quelques idées d'organisation, sans aller plus loin. Mais en naviguant la dernière fois, je suis tombée sur le livre de la personne qui a créé ce "système d'organisation", dans lequel il explicite précisément son fonctionnement. J'ai décidé de lui laisser une chance.
La première chose qui est frappante quand on lit son livre, c'est que nulle part il ne propose d'esthétiser au maximum son carnet, à coup de collage, lettering et autres outils de scrapbooking. Au contraire d'ailleurs. C'est un système qui essaye de tirer le maximum de la contrainte de la forme du codex, pour essayer de garder dans un même objet les informations nécessaires à un moment T et l'espace pour déplier, déposer les pensées quotidiennes. Il fonctionne avec un crayon et un carnet. Sans rentrer dans les subtilités, il s'agit de laisser deux pages vierges en début de carnet pour créer un index, numéroter le reste des pages, et donner un titre à chaque nouvelle page (ou groupe de pages) utilisée, selon le contenu qu'on y inscrit (to do, citations, idées pour un projet précis...), puis de reporter le titre avec le ou les numéros de pages correspondantes dans l'index. Ce qui permet de pouvoir retrouver ces notes rapidement. Une sorte de livre perpétuellement en train de s'écrire.
S'ajoute ensuite des principes de gestion du temps, des pages annuelles, mensuelles, quotidiennes, etc. Je ne vais pas m'attarder en détails, c'est relativement simple. Comme le dit l'auteur, c'est un objet hautement personnalisable et personnel, il faut l'expérimenter au quotidien pour en comprendre la logique et les possibles qu'il offre. J'ai donc décidé de tester "la méthode" bullet journal durant tout le mois de décembre, pour en faire l'expérience une fois pour toutes, et me faire un avis personnel.
Cela fait plus d'un mois maintenant que j'ai mis en place mon premier carnet (j'en suis même à mon deuxième maintenant). Et je dois dire qu'en passant outre la mélodie du développement personnel “atteindre ces objectifs”, obtenir “le meilleur de soi-même”, etc., l'outil est très intéressant. D'abord par sa flexibilité : il s'agit juste d'un système d'organisation de pages, donc chacun.e peut en faire ce qu'il ou elle a besoin ou envie d'en faire (un livre de recette de cuisine, un suivi de notes de cours, de projets de vacances ou de start-up, un journal intime... voir tout en même temps).
C'est ensuite un outil de visualisation du temps qui fait très bien l'affaire : dessiner soit même son schéma du temps permet de jouer avec les images du temps ancrées culturellement. Pourquoi ne pas diviser sa journée en tranche de 4 périodes plutôt qu'en heure, diviser l'année en 7 mois et demi, commencer sa journée à 22h ? L'imagination est reine, et oblige aussi à se poser la question de son propre rythme et de son propre fonctionnement.
Enfin, passer par l’écriture manuscrite, et le fait de devoir souvent réécrire, recopier à la main oblige à relire, à revenir sur ces pas... un nouveau processus de digestion intéressant, qui ne fait clairement pas "gagner du temps" (demande d'en prendre plutôt). Le rythme, la temporalité de l'écriture manuscrite, et le fait de devoir régulièrement se relire, est d'une aide réelle pour éviter de se faire engloutir par des pensées prolifiques et tentaculaires. C'est peut-être l'anti-thèse des "fils" des réseaux sociaux, où tout avance inexorablement, où la "relecture", le regard en arrière, n'est clairement pas une option. Sans compter que la typographie est la même pour toutes et tous : imaginer un fil de réseau social où chacun.e écrirait avec de sa propre écriture manuscrite, forgeant aussi une partie de leur "identité virtuelle" ?
La page blanche, ou lignée, ou quadrillée remplace l'interface contraignante. Espace minimal, basique, flexible. Dont on retrouve ici la sorte de puissance magique, dès qu'on ose tracer un trait dessus.
Le défaut de ce système serait peut-être sont côté auto-centré : c'est un carnet hautement individualisable, hautement individualisé, où chaque "bujoteur" et bujoteuse (de "bujo", petit nom de "bullet journal") créé ses propres codes d'organisation, de typographie, de mise en page, etc. C'est un livre écrit et adressé à soi-même, dont on est à la fois auteur et lecteur. Tout lecteur ou lectrice extérieure est voué.e à rester au bord.
Il est intéressant de noter comment toute une culture visuelle et une communauté s'est construite autour de ce principe de gestion de pages, et comment - par son existence même - elle met à mal le potentiel infini qui fait la singularité du système. Les photos des carnets de "bujo" postées sur internet des quatres coins du monde ont une frappante et étrange uniformité, dans leur perfection manuscrite. On se rapproche du métier de scribe : pas dans le fait de recopier, mais de faire une "belle page", de "l'orner". Et c'est ce qui en fait sa valeur, plus que son contenu ou son utilisation quotidienne. Des idées de lettering, des visuels de mise en page, de titre circulent, des "carnets tout fait" se vendent (une économie s'est évidemment construite autour de ce système. Aucun raison d'échapper à la capitalisation). La singularité que chacun pourrait y apporter se dilue dans l'image du "carnet parfait" - comme la singularité et la multiplicité des corps se diluent dans les images de "corps parfait" véhiculés dans les médias (?).
Cela dit, après un mois, je me surprends moi-même à "enjoliver" mes pages - avant tout pour les rendre plus lisible - notamment en changeant de stylo ou de typographie pour mettre en évidence certains éléments de la page (titre, numéro de page, contenu...). Comme c'est un objet qu'on relit en permanence, on se rend vite compte que la lisibilité de l'écriture à toute son importance. Selon l'outil d'écriture utilisé, et le soin qu'on y met, une écriture manuscrite peut vite contraindre à un effort pour être déchiffrée. Est-ce aussi un effet culturel de l'écriture numérique ? Un geste que l'on a perdu ? Je pense à la très belle écriture manuscrite de ma grand-mère, bien lisible - elle qui a été à l'école si peu de temps. Dans tous les cas, c'est l'occasion de porter attention, de prendre conscience de la singularité de son geste d'écriture, de son propre mouvement du corps sur la page.