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GENÈSE (2018-2019)

Un champ de recherche évident ?

Je viens du théâtre. Pendant dix ans la mise en scène et la dramaturgie étaient ma pratique. C'est-à-dire organiser des couches multiples de signes de différentes natures (sons, mouvements, corps, voix, espaces, regards, silences, textes ou bribes de texte...). Un travail collectif, éphémère, en trois dimensions, avec une prédilection pour les espaces non dédiés : usine, fabrique, cour d'école... (sortir de la "boîte noire").

La dramaturgie est un travail de construction du sens, d'agencement des signes - en gardant constamment en tête la portée politique, la responsabilité, les conséquences qu'il engage. C'est une pratique mille fois remise en question, à chaque nouveau projet, nouvelle tentative, "les mains dans le cambouis" : il s'agissait de faire fonctionner un moteur, une mécanique.

Un concours de circonstances me donne l'occasion de développer un travail d'installation dans un espace public. J'explore tout à coup un même travail de dramaturgie et de mise en scène, mais en l'absence de corps, de comédiens, de fiction. Il s'agit toujours d'agencer des mots dans un espace, avec toujours au centre la question de la place du spectateur. C'est le début d'un travail d'installation, que je nomme spontanément "dramaturgie dans l'espace". Titre improvisé qui m'oblige à prendre du recul, à me poser la question : qu'est-ce que j'appelle "dramaturgie", à quoi concrètement ce mot se réfère ?

Le cursus de Master à l'ERG me donne l'opportunité d'avoir un cadre pour aller au bout de ce questionnement. Mon sujet de mémoire me paraît tout trouvé, évident. Je commence alors à questionner, à lire, à observer autour de moi : saisir les divergences, la multiplicité de définitions du mot "dramaturgie". Telle que je la conçois, telle que je la pratique, et les formes et les définitions qu'elle prend par ailleurs (de même que les pratiques qui en découlent).

Plusieurs constats :

Remise en question n°1 / Question de signes

Cependant, entrer dans un cursus de dessin et de graphisme m'ouvrait aussi d'autres champs de travail et de recherche.

Reprendre contact (différemment)

Le dessin/peinture est un medium qui m'est depuis toujours familier. Pour la petite histoire : on m'a poussée dès la maternelle vers la peinture. Il s'en est suivi une petite dizaine d'années de cours privés, d'expositions et autres évènements qui ont doucement fini d'élimer cette joie spontanée et enfantine de jouer avec les couleurs... Il m'est resté de cette expérience le dessin comme outil de travail :

Plonger au coeur >< rester au bord

Faire un master à l'ERG est une opportunité d'explorer mon travail de graphisme, d'installation et de dessin non plus comme un "à côté", un outil pragmatique ou une sortie de route occasionnelle, mais comme un travail en soi, nécessaire et autonome (plonger dans un territoire où j'étais jusqu'ici restée à la lisière).

Constat : quelque soit le medium investi, la question au coeur de mon travail reste l'agencement des signes dans un espace-temps particulier, adressés d'une manière particulière, cela quelles que soient leur forme, leur matérialité. Mais avant d'agencer des signes, de les confronter, de construire une mécanique de sens, il faut déjà les faire advenir. La question que je pose, qui se pose, que je me pose, dès que j'ai un crayon, un bout de craie entre les mains, c'est : qu'est-ce que tracer un signe ?

N'est-ce pas déjà par là qu'il faudrait commencer ? Ne faudrait-il pas partir de ma pratique actuelle en installation et en dessin, de ce cheminement à la fois balbutiant et curieux dans ce nouveau paysage, champ de travail. C'est à dire sortir de l'ancien territoire (des arts vivants, de la dramaturgie) mais en gardant les questions qui le fondent, en les déplaçant ? (Les déplacer pour les faire ressurgir différemment ?)

Sortir de ma zone de confort, d'expérience. Il est peut-être plus intéressant d'utiliser cet espace du mémoire qu'offre le master pour prendre des risques, explorer d'autres formes, se confronter à d'autres questions.

Surgit alors un titre :

"Tracer un signe : gestes de lectures, gestes d'écritures"

Signe, geste, écriture. Ce sont les champs de recherche qui traversent mon travail pratique en dessin et en graphisme. C'est aussi une exploration plus "conscrite", plus "raisonnable", mais néanmoins primordiale. Poser la question de l'apparition des signes, avant d'entamer la question de leur agencement, de la "dramaturgie" (questionnement latent, plus complexe, plus long, qui reviendra peut-être dans un deuxième temps, un autre contexte...).

Qu'est-ce que tracer un signe ? Retrouver les gestes premiers de l'écriture, explorer cette question, ou plutôt tourner autour, sans chercher à imposer une réponse. Il ne s'agit pas de défendre une thèse, mais d'entreprendre un voyage, guidée par les interactions entre lecture, pensée, travail pratique, sans chercher à en faire une cartographie exhaustive, mais avec une envie, une "petite" perspective : à la fin de cette traversée, mieux savoir où je me situe, où se situe mon travail dans cet immense territoire du signe et de l'écriture.

Retour à l'essence du signe

Si la question au cœur de mon travail est l'agencement des signes dans un espace-temps particulier, adressé d'une manière particulière, cela quelles que soient leur forme, leur matérialité, celle-ci s'est doucement déplacée.

Voix / corps

Au théâtre, les signes sont préexistants : les corps, les voix, l'espace, les objets, les textes, les musiques... Le travail consiste avant tout à les rassembler puis à les "affiner" : travailler sur leur précision, leur qualité. Travail de longue haleine, éphémère et collectif. Dans ce travail de mise en scène, mon corps n'est pas mon propre outil. Je guide le corps d'un autre, qui lui tente, essaye, sens, maîtrise, les signes qu'il donne à voir. Le texte - si texte il y a - est mis en voix, projeté par un corps, adressé à un public (même si j'ai pu souvent m'amuser à en explorer les modalités : texte enregistré, écrit, attribué à un objet, etc. La fiction et la scénographie offrent des champs de possibles...).

Écritures en trois dimensions

Créer des installations dans l'espace public, en l'absence de corps, de "co(rps)-équipier", m'a obligée à assumer moi-même le geste d'écriture : inscrire directement un texte sur un support. D'abord dans des espaces en trois dimensions, potentiellement sans limite : escalier monumental, parc, arbre, parterre de fleurs, discothèque désaffectée, hall de gare, voire la ville tout entière.... Mots et phrases sont mis en rapport éclaté, parfois sur des surfaces très grandes, sur tous les supports matériels possibles (bois, pierre, plâtre, fer, végétal, verre, etc). J'appose des signes multiples, juxtapose, applique des gestes d'écriture, des bribes de textes littéraires dans des espaces uniques qui offrent une histoire, un contexte, une manière de se mouvoir particulière. Comment la matière influe sur le signifiant ? Ce nouveau travail ouvre des questions de calligraphie, de typographie, mais aussi d'engagement du corps dans l'espace (ramper, grimper, se tordre pour tracer une lettre au bon endroit, dans des espaces, sur des supports qui "ne s'y prêtent pas"), et à leur suite de pragmatiques questions techniques (mesures, mise en place de réglure, outil de traçage, etc.)

Dessin et écriture en deux dimensions

Dessiner, c'est tracer un signe, mais en deux dimensions, sur la surface limitée d'une feuille de papier. En première année de master, j'explore en dessin la question de la ligne : le "premier geste", le geste de base. En graphisme, je me plonge dans l'histoire de l'écriture avant l'imprimerie. J'explore les techniques millénaires de confection de manuscrits, les outils d'écritures et les gestes calligraphiques particuliers des scribes. Rejoignant la question du trait en dessin, cela m'amène à questionner les gestes de base, le ductus propre à chaque alphabet. J'explore d'abord les courbes, droites, horizontales, diagonales qui forment l'alphabet latin, pour me diriger doucement vers d'autres alphabets (cambodgien, arménien...).

D'une certaine manière, j'arrive au bout d'un chemin "inverse", qui me mène, si ce n'est à l'origine, en tout cas à la base de l'écriture. Les gestes de base qui le forment et son espace premier : la page, le papier, un petit espace vierge en deux dimensions.

 

Remise en question n°2 / Question de temps et de contexte

Je me rends compte également que mon objet de mémoire - les pratiques de la dramaturgie, question au cœur de mon travail, et que j'ai envie/besoin d'éclaircir depuis longtemps - demanderait pour être traité un peu sérieusement bien plus de temps et d'approfondissement que le cadre d'un mémoire de master. Et qu'il serait plus pertinent de voir "plus petit" pour ce travail, en me concentrant plus logiquement sur les thématiques et les questions dans lesquelles me plonge ma pratique actuelle (cf. "remise en question n°1").

Elle m'importe, cette question de la dramaturgie, il faudrait que j'aille jusqu'au bout, quand même, mais plus tard, après le master, me dis-je. Cependant la pensée me traverse que faire partie maintenant d'une institution offre un cadre de recherche assez confortable : accès aux ressources (bibliothèques), à des interlocuteurs, à des lieux de partages, d'interactions, à un cadre administratif, temporel, etc. Pensée qui me pousse à m'informer sur le web sur la continuité du système académique des "études supérieures" : après le master, c'est le doctorat. Mot qui pour moi sonne à première vue académique, imposant, aussi inaccessible que rébarbatif. Mais naviguant de page en page, je découvre des cercles, des cellules, des organismes, qui font de la question l'art et de la recherche (universitaire) leur objet, dans ses possibilités pratiques, ses cadres formels, ses aboutissements, ses critiques, etc. Cette découverte me met face à mes a priori, ma méfiance du "langage" et du milieu/carcan universitaire. Elle me met également face à la question de ma propre place, de mon propre travail de "chercheuse".

Quelle chercheuse je suis ? Et où ?

Pendant des années, mon travail consistait en un va-et-vient perpétuel entre deux espaces, celui des livres (les bibliothèques) et celui des répétitions (notes : en allemand, répéter se dit "proben" littéralement "essayer", ce qui correspond beaucoup plus justement au travail qu'on y fait).

En plus de la curiosité, du besoin de nourriture, mes recherches en bibliothèques se basaient sur une évidence : il y a forcément quelqu'un ou quelqu'une qui a déjà tenté de répondre à la question que pose, à laquelle me confronte la pratique sur le plateau.

Chercher est mon travail, depuis toujours, avec beaucoup d'évidence. C'est en fait pour moi la première étape de tout travail de dramaturgie. Mais c'est une étape tellement spontanée, évidente qu'elle ne se dit pas/ne se réfléchit pas. Si je me suis abondamment nourrie de théories, de lectures, c'est jusqu'ici toujours resté un travail de recherche solitaire, "hors cadre", que je réinjectais directement dans ma pratique. Ces recherches ne faisaient jamais l'objet de mise en forme, de partage, de reformulation (sinon pour moi, vagues notes griffonnées dans les carnets de répétition...).

Entrer à l'ERG me pousse soudainement à mettre en langage ma pensée, m'oblige à la déplier, et donc à mieux la comprendre, mais aussi à être plus attentive - en tout cas, attentive autrement - à celle des autres. Cet espace de partage de la pensée, que je découvre, est aussi nécessaire que réjouissant. Il donne envie de profiter du cadre de questionnement et d'échanges dans lequel je me trouve pour continuer à déplier, mais peut-être aussi à apprendre à articuler autrement cette relation "théorie/pratique" plus posément. Le master m'ouvre une opportunité, celle de réinventer mon rapport à la théorie, de repréciser mon champ d'action, de compétence (d'élargir les limites de mon usine).

Cadre et légitimité de la pensée

Être à l'ERG, plus particulièrement dans le cursus spécialisé "Pratique de l'art, Outil critique", m'oblige aussi à me (re)confronter à la question du mot "artiste" .

(Parenthèse : Il se trouve qu'il y a une dizaine d'années, j'ai fait de cette question un début de mémoire avorté. Plus précisément, je souhaitais questionner le mythe de "l'artiste libre", que j'entendais beaucoup autour de moi (de manière aussi revendiquée), qui me paraissait assez problématique / ne correspondait pas du tout à mon expérience de terrain. J'ai finalement réutilisé/clôturé ce début de recherche sur les termes "artiste" et "liberté" dans un devoir de philo en M1. Fin de la parenthèse).

Face à ce questionnement, un professeur me conseille de lire le livre "Être artiste" de Nathalie Heinrich, que je m'empresse d'aller chercher dans les rayons de la BAIU. Sur la même rangée se trouve un autre livre : Les faiseuses d'histoires, ce que les femmes font à la pensée d'Isabelle Stengers et Vinciane Despret. Deux auteures dont le nom est beaucoup revenu en M1, mais que je n'ai à ce moment-là pas encore eu l'occasion de lire. J'emporte ce livre aussi spontanément dans mes bagages.

Les faiseuses d'histoires est un livre aussi intéressant qu'énervant, peut-être, qui m'ouvre soudain d'autres perspectives sur cette "mise en langage" de la pensée. Je comprends que :

Cela me fait prendre conscience de deux choses :

 

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