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9.

J'ai acheté un livre il y a quelques mois, l'édition d'une thèse dont la problématique est au coeur de mon territoire, que j'avais très envie de lire. J'ai essayé plusieurs fois de m'y plonger, mais je dois me rendre à l'évidence : je n'y arrive pas. Spontanément, la raison première de cette impossibilité serait de dire "c'est mal écrit". Mais qu'est-ce que ça veut dire "mal écrit"? La langue, la syntaxe qu'il utilise n'est pas fluide, le rythme est haché, les informations arrivent dans le désordre... ? L'impression d'écouter un étudiant qui fait un exposé, copiant laborieusement cette langue "académique" pseudo-objective (et chiante à mourir, ai-je envie d'ajouter). Parce qu'elle s'écoute elle-même, parce qu'elle ne s'adresse à personne ? Il n'a pas réussi (pas pris la peine ?) à déborder le discours régulier de la recherche. Peut-être n'a-t-il même pas essayer ? Peut-être croyait-il que c'est ce qu'on attendait de lui ?

Exercice de style. Je tente une réécriture de l'original. Pas aussi évident que je ne pensais. Est-ce que ma version est "mieux", plus fluide ? Pas sûre. Par quel style de discours est-ce que je suis influencée ? Quel style de discours est-ce que je crois qu'on attend de moi, je pense qu'"on" a envie d'entendre?

"Le chercheur est acculé à un dilemme, redoutable : ou bien parler du Texte selon le code conventionnel de l'écrivance, c'est-à-dire rester prisonnier de l'"imaginaire" du savant, qui se veut, ou, ce qui est bien pis, se croit extérieur à son objet d'étude et prétend, en toute innocence, en toute assurance, mettre son propre langage en position d'exterritorialité ; ou bien entrer lui-même dans le jeu du signifiant, dans l’infini de l’énonciation, en un mot “écrire” (ce qui ne veut pas dire simplement “bien écrire”), retirer le “moi” qu’il croit être, de sa coque imaginaire, de ce code scientifique, qui protège mais aussi trompe, en un mot jeter le sujet à travers le blanc de la page, non pour l’”exprimer” (rien à voir avec la “subjectivité”) mais pour le disperser : ce qui est alors déborder le discours régulier de la recherche”

Roland Barthes "Jeunes chercheurs" in Le bruissement de la langue