Une interface est forcément chargée d'une vision politique et économique, d'une certaine vision du corps social. Par conséquent, la question est : est-ce que la personne qui pratique l'interface a conscience des enjeux politiques qui y sont liés ? Est-ce que c'est visible et intelligible ?
De l'influence des interfaces, Entretien avec Anthony Masure p.27
Il y a quelques jours, j'ai passé une soirée entière à comparer et tester des logiciels de gestion du temps. Je me suis retrouvée donc face à de nombreuses interfaces, qui comme l'explique bien Anthony Masure, ne peuvent pas être considérées comme des "outils numériques" : un outil est un objet préposé à certains gestes, que l'on peut contrôler et manipuler de manière consciente, et surtout, qui n'est pas programmable. Un software, comme son nom l'indique, est au contraire souple, extensible, variable, et contient une certaine zone d'opacité. Il propose donc deux autres termes : "dispositif", repris de foucault, un objet technique imposant un mode d'emploi de façon autoritaire, ou "appareil" (P.D. Huyghe) : un objet technique que l'on peut régler et paramètrer mais jamais contrôler totalement (La limite entre les deux étant très mince, difficilement quantifiable).
À chaque nouvelle interface à laquelle je me confronte, je dois comprendre ce qu'elle attend de moi, comment elle se présente, où cliquer, où taper des informations (projet, tâche à réaliser, deadline, etc.), et observer comment le programme va les transformer pour "m'aider" à les visualiser.
Quelques remarques :
capture d'écran, logiciel plutio
Si certains programmes semblent intéressants, il manque souvent une fonctionnalité essentielle, et ils sont en général trop fermés, trop complexes - bien que leurs concepteurs vantent systématiquement leur facilité d'usage et leur utilité (qui va nous changer la vie, notre manière de voir, de nous organiser, etc.). C'est vrai, en partie, ils nous imposent une autre manière de voir, même de fonctionner, rien que par la terminologie même utilisée : "définir un life goal" ou "donner un titre à projet", ce n'est clairement pas la même chose. La sensation éprouver est le manque d'air. l'impossibilité de respirer. L'impression que derrière la première couche visible, du "wouah ! incroyables toutes les possibilités qu'offrent ce programme", on tombe très vite sur le mur des impossibilités (changer un intitulé, l'ordre d'une tâche...) et des obligations (passer par telle étape, définir telle option pour accéder à telle autre...)
Devant l'impasse (et le malaise), je retourne intuitivement à des outils plus simples, plus épurés, et fini finalement la soirée en consultant des blogs et des vidéos sur la planification de projet avec un bulletjournal. Le bulletjournal est concept de carnet personnel personnalisable, mix d'agenda, d'orginazer, d'outils de développement personnel, dont le principe de base est a priori simple : il suffit d'un cahier vierge et d'un crayon. Mais ses règles et ses principes peuvent rendre le jeu très complexe, s'apparentant pour certains quasiment à un art de vivre, avec ses aficionados et ses puristes. Cependant, l'inventivité ici est de mise, notamment sur la mise en page de la visualisation du temps. Je m'abreuve d'exemples de youtubeuses et autres bloggeurs détaillant leur design de page d'agenda, de planning et rétroplanning, jusqu'à ce que la fatigue m'arrête.
Avant d'aller me coucher, je prends un cahier et un stylo qui traînent et griffonne des schémas de mises en page de planning, d'emplois du temps qui me reviennent en tête. L'engagement du corps, de la main dans le tracé réinvoque tout à coup avec force l'infini possible de la page blanche, et la liberté qu'offre ces deux simples outils - feuille blanche et crayon - pour tenter de visualiser, structurer une pensée. Mais cette liberté coupe aussi le souffle. Par quoi commencer ? Où aller ? Qu'est-ce que je cherche ? La liberté de créer son propre outil, adapter à ses facultés et ses besoins, avec simplement du papier et un stylo, devient elle-même une contrainte, quelque chose d'immense, d'insaissisable, d'insurmontable. Le confort de se laisser glisser dans les chemins imposés des programmes en ligne, suivre le choix que d'autres on fait à ma place, devient presque compréhensible.
NB : Une autre contrainte est celle du codex. Format nécessaire a priori pour regrouper, centraliser, transporter ces informations écrites sur du papier - éparpillées sur des feuilles volantes, elles se dissoudrait dans l'espace, inévitablement (?). Des pages reliées qui se suivent, dans un ordre immuable, palient à ce phènomène. Mais il devient alors impossible d'interchanger, de revenir en arrière, d'alléger, de réorganiser, de supprimer. Chronologie imposée. C'est d'ailleurs ce que le "bulletjournal" tente de contourner (ou de faire sien), avec son principe d'index.