Pierre-Damien Huyghe dit "ne pas baigner dans le langage avant même que la perception ait lieu". Je baigne dans le langage de toute part. Celui que j'écrit, celui que je lis (picore plutôt), dont la somme me submerge, et que j'essaie d'organiser tant bien que mal. Mais où est le faire ? Qu'est-ce que je suis en train de faire exactement, et quelles sensations cela provoque ?
Je tape sur le clavier de mon ordinateur, avec mes dix doigts. Je n'ai pas besoin de regarder les touches, mon corps sait instinctivement où se trouve chaque lettre. Je tape plus vite que je n'écris à la main, mais quand même moins vite que les phrases ne se forment dans ma tête. Je suis des yeux le curseur de saisie, cette petite barre clignotante, qui indique là où j'en suis sur l'écran.
Hier matin, j'ai découvert un petit morceau de chocolat fondu entre deux touches de mon clavier. Traces (et preuves) que ma pratique de l'appareil se lie à bien d'autres choses physiques (manger un bout de chocolat, par exemple). Pour nettoyer, j'ai dû détacher ces deux touches : faire levier avec la pointe d'un crayon, découvrant tout à coup ce qui il y a "en dessous", le petit point de contact en métal, qui envoie cette impulsion électrique, à un microprocesseur (?) qui le transforme en 0/1 lu par un programme qui les convertit instantanément en lettres qui s'affichent sur mon écran d'ordinateur ? (C'est probablement plus complexe que cela - cf Friedrich Kittler).
Pendant que j'écris ces lignes, seules mes mains bougent. J'ai les pieds croisés sous ma chaise de bureau, les fesses au bord du siège, le torse penché en avant s'appuyant légèrement sur la planche du bureau. Même mes épaules sont immobiles. Seuls mes doigts comme des tentacules dansent encore et encore. Mes yeux sûrement gigotent aussi dans tous les sens. Mon cerveau carbure. Je sens l'effort de la pensée (est-ce possible ?). Ah, là, pour inscrire ce tiret "-", je viens de faire une combinaison de plusieurs touches sur la partie gauche du clavier, ce qui m'a obligé à lever légèrement le coude droit. Deux fois, donc.